L'appel

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— Tu ne devrais même pas avoir de cicatrice.

 

Apell avait fini d’appliquer l’onguent dans le dos d’Anasteria, et après avoir mis une compresse dessus, elle laissa Anasteria enfiler son haut. Elle se préparait mentalement à recevoir une remarque acerbe de l’infirmière, mais rien ne vient. À la place, elle poussa un soupir.

 

— Je commence à m’inquiéter pour toi, Anasteria. Tu devrais faire plus attention, ou bien tu ne finiras pas ton apprentissage.

— Je vais bien, mentit Anasteria.

 

Elle n’allait pas bien du tout. Depuis des dizaines de minutes, l’adrénaline du combat s’était lentement dissipée, pour laisser place aux murmures dans son crâne. Quelque chose l’appelait de l’autre côté. Elle pouvait sentir l’emprise se refermer sur elle. Avec ce qui lui avait appris Johan et Laurène, Anasteria hésitait désormais à en parler à Iselia. Peut-être avait-elle une responsabilité dans la désactivation des défenses. Mais elle pouvait toujours essayer de trouver Voxana. La voix d’Apell interrompt ses questionnements.

 

— Si tu ne te sens pas bien, ou si la douleur revient, n’hésite pas à venir.

 

Anasteria hocha la tête silencieusement, puis elle sortit de l’infirmerie. Elle repensa au combat face à Ivona, et le sort de Davos. Il n’était pas le plus doué, mais jamais il n’aurait pu perdre le contrôle aussi facilement. Elle prit appui sur un mur et ferma les yeux comme hier soir. Si elle pouvait se concentrer suffisamment et laisser ses pouvoirs se réveiller, elle pourrait peut-être comprendre. Sa respiration se fit lente et elle entendit une voix qu’elle avait oubliée depuis des mois.

 

Anasteria !

 

Lorsqu’elle ouvrit ses yeux, ce fut un monde nouveau qui se matérialisa dans le couloir vide de l’infirmerie. Elle pouvait apercevoir des énergies sombres tourbillonner autour d’elle et suinter entre les pierres. Elle s’approcha du mur d’en face. Ses doigts le parcoururent, et il se mit à vibrer. Elle pouvait le voir ! Le voile entre les deux mondes. Et les ombres de l’autre côté entouraient l’académie. Aucun doute n’était possible, les défenses avaient de nouveau cédé. Et cette fois-ci ce n’était pas simplement une ombre mineure qui allait passer. Mais au milieu de ces ténèbres, elle pouvait sentir une chaleur réconfortante l’enveloppe comme une couverture. Elle aperçut à sa droite l’esprit de feu qui l’avait aidé. Elle pouvait voir qu’il essayait de communiquer, mais pour une fois, ces mots ne l’atteignaient pas.

 

— Comme on se retrouve Anasteria.

 

Au fond du couloir, là où les ténèbres convergeaient, elle pouvait voir l’adolescente qu’elle avait aperçue en songe. Mais si son énergie parvenait à Anasteria, sa forme se trouvait ailleurs. Sa puissance infiltrait chaque interstice dans le voile pour venir ici, et personne ne semblait être en mesure de le voir. L’adolescente tendit un bras vers Anasteria.

 

— Embrasse les ténèbres, Anasteria.

 

Anasteria s’apprêta à effectuer un pas vers elle lorsqu’elle sentit une main s’agripper à son bras. Elle était tellement absorbée par cet amas d’énergie qu’elle n’avait pas aperçu Laurène et Johan s’approcher d’eux. Son amie inclina la tête face à la confusion évidente qui régnait dans son esprit. Bien sûr. Elle ne pouvait pas voir ce qu’Anasteria voyait.

 

— Ana ? demanda Laurène. Tes yeux sont rouges...

 

Anasteria se tourna vers l’esprit de feu. Plus le temps passait, plus sa forme devenait floue et sa voix ne lui parvenait toujours pas. Quelque chose bloquait l’influence de l’esprit, c’était pour ça qu’elle ne l’avait plus entendu ! Désormais, l’emprise des ombres, et du Patriarche, s’étendait et le contrait. Elle secoua la tête et ignora la remarque sur ses yeux. Elle commençait à s’habituer.

 

— Vous ne voyez rien ? demanda-t-elle à l’attention de ses amis.

 

Johan et Laurène regardèrent autour d’eux, mais haussèrent les épaules.

 

— On devrait ? répondit Johan. Le couloir est désert.

— Il ne l’est pas, siffla Anasteria en fixant l’ombre de l’adolescente. Quelque chose arrive. On devrait prévenir Ise...

 

Elle se mordit la lèvre inférieure avant de finir. Ce n’était pas vraiment une bonne idée. Peu importe à quel point Anasteria voulait la croire, elle pouvait être responsable. Elle ne devait pas penser avec son cœur, mais avec sa raison. Les deux précédentes attaques lui avaient appris que son impulsivité pouvait mener à des désastres. Elle devait demander de l’aide à quelqu’un d’extérieur, quelqu’un qui n’aurait jamais pu baisser les défenses de l’académie durant les deux précédentes attaques. Et lorsqu’elle reprit, le nom qu’elle lâcha lui écorcha la bouche.

 

— On devrait prévenir Voxana, et les magistères. Ils pourront nous aider.

— Voxana ? s’étonna Johan. Tu es sûre ?

— Je ne l’aime pas non plus, souffla Anasteria. Je la hais, même. Mais elle est neutre, comme les magistères. C’est notre meilleure chance.

— Je ne comprends rien, avoua Laurène. Pourquoi est-ce que c’est si urgent ? Tout est calme ici.

— Non, répondit Anasteria. Écoute, c’est… compliqué, et je ne comprends pas tout non plus. Mais le voile s’affaiblit de seconde en seconde. Quelqu’un vient de désactiver les défenses. Les magistères doivent se rendre en sous-sol immédiatement ! Ou ce sera pire qu’avant.

 

Au vu de l’expression de Laurène, elle ne semblait pas comprendre la situation. En revanche, Johan hocha avec détermination la tête. Il la croyait sans une once de doute et cela la soulagea. Il tourna les talons pour revenir sur leurs pas.

 

— Alors, allons-y. Trouvons-les vite.

 

Anasteria s’apprêta à la suivre, mais une sensation glaciale entoura sa colonne vertébrale, et se propagea dans son être. Elle se stoppa, et lorsqu’elle baissa les yeux, elle vit que les ténèbres encerclaient ses chevilles et remontaient ses jambes comme des lierres.

 

— Anasteria, reprit l’adolescente, tu ne peux pas t’opposer à nous.

 

La main de Laurène se posa sur son épaule.

 

— Ana ? Qu’est-ce qui se passe ?

 

Elle tenta de répondre, mais ses mots mourraient dans sa gorge. Elle essaya de marcher, mais soudain, une puissante énergie apparut dans son dos. Là où se tenaient les ténèbres, une faille était apparue. Elle pouvait voir l’autre côté à travers la déchirure.

 

— Par la lumière ! jura Johan. Une faille !

 

Avant qu’elle ne puisse réagir, une forme sortit de la déchirure, et attrapa son poignet. Elle tenta de se dégager de la prise, mais la force était telle qu’elle ne parvenait pas à lutter contre l’attraction de la chose. Ses pieds glissaient sur les dalles et elle approchait inévitablement de la faille. La main de Laurène s’agrippa à son bras pour essayer de la stabiliser, en vain. Elle vit Johan courir vers elles, mais les ombres accélérèrent leur traction. La seconde d’après, elle passa à travers la déchirure en entendant le cri strident de Laurène avec elle, son esprit et sa vision embrumés par les ténèbres. Dans ce chaos, une voix rauque résonnait.

 

Embrasse les ténèbres, héritière d’Enariel.

***

Ivona soupira longuement. Sa main passait et repassait sur son front pour tenter d’apaiser sa migraine naissante. Elle ne parvenait plus à lire son cours devant elle. Toutes ses pensées se dirigeaient vers Anasteria et la façon odieuse dont elle lui avait parlé ces derniers jours. Elle se sentait minable. Anasteria avait toujours été incroyablement patiente et amicale avec elle, au contraire de la majorité des gens. Et pourtant, Ivona n’avait pas hésité un seul instant à la blesser, guidée par le poison savamment distillé de sa mère dans son esprit. De rage, elle attrapa le grimoire posé devant elle, et le lança contre le mur de sa chambre. Un bruit sourd retentit, mais fut couvert par des murmures sombres.

 

Tu gâches tout, comme toujours. Même Anasteria te déteste.

 

Ivona croisa ses bras sur son bureau, et enfouit sa tête à l’intérieur, mais les voix ne cessaient jamais. Elle avait espéré qu’elles s’étaient tues avec le temps, avec l’académie. Mais depuis quelques jours, ce murmure revenait à la charge à l’intérieur de son esprit. Et peut-être que cette voix avait raison. Peut-être qu’elle n’était qu’un immense gâchis condamné à être seul comme sa mère l’avait répété de trop nombreuses fois. Peut-être qu’elle ne valait pas le coup qu’on s’intéresse à elle.

 

Tu es une telle déception.

 

Ses poings se serrèrent pour combattre son envie de pleurer. Rien de ce qu’elle pourrait accomplir ne serait suffisant aux yeux de sa mère. Rien ne ferait d’elle une héritière. Et pourtant, elle continuait de courir inlassablement derrière cette reconnaissance qu’elle désirait tant, mais qui demeurait un rêve. Elle la laissait dicter sa vie sans rien dire, sans s’opposer, sans la remettre en question. Un sanglot lui échappa lorsqu’elle réalisa qu’en dépit de ses talents, elle était faible, et incapable de faire des choix.

La porte de sa chambre éclata dans un bruit sourd, et l’obligea à sortir son visage de ses bras pour voir Johan. Ses courts cheveux noirs s’étaient recourbés en divers épis avec la course effrénée qu’il avait menée. Son visage avait rougi sous l’effort, et il prit un bref instant pour essuyer un peu de sueur qui coulait de son front.

 

— Johan ! s’écria Ivona, quand est ce que tu apprendras à frapper à cette saloperie de porte ?!

 

Si Johan avait vu ses yeux rougis par les larmes, il ne fit aucune remarque. Même si elle ne l’avouait probablement jamais devant lui, Ivona appréciait Johan. Elle aimait son calme, son intelligence, et son tact qui contrastait avec l’empressement d’Anasteria. Mais pas aujourd’hui. Son agitation était presque palpable pour Ivona.

 

— Je m’en fous de ta porte, jura-t-il. Anasteria est passée de l’autre côté !

 

Le cœur d’Ivona rata un battement et son cerveau mit quelques secondes à vraiment comprendre la phrase. Elle cligna des yeux face à l’incrédulité.

 

— Quoi ?

— Elle est passée de l’autre côté, avec Laurène ! On est allé voir Anasteria à l’infirmerie, mais elle se trouvait dans le couloir. Elle était bizarre, et elle nous a dit que les défenses étaient tombées. Je ne sais pas comment elle le savait… Ses yeux étaient rouges de nouveau. On a voulu prévenir les magistères, et… Et une faille est apparue. Quelque chose a agrippé Anasteria. Laurène a essayé de l’attraper, mais elle a fini de l’autre côté avec elle.

— Mais… mais c’est impossible ! C’est l’académie ! Aucune faille ne devrait se trouver ici !

 

Johan soupira et passa ses mains agitées sur son visage. Il n’avait aucune idée de ce qui venait d’arriver. Son cœur continuait de battre à tout rompre dans sa poitrine. Mais il espérait qu’Ivona pourrait l’aider, et trouver une solution. Il haussa les épaules.

 

— Je ne sais pas ce qui se passe, avoua-t-il. J’ai parlé aux magistères et à ta mère de tout ça. On ne peut pas faire confiance aux professeurs.

— J’imagine qu’on doit juste attendre alors, soupira Ivona.

— Attendre ? J’espère que tu plaisantes ! On ne va pas attendre. Elle a besoin de nous !

— Johan, on ne peut pas ! Et ma mère va s’en occuper. Le plus sage, c’est de les laisser faire !

 

Johan fulminait, et c’était la première fois qu’Ivona voyait cela.

 

— Mais enfin Ivona, écoute-toi ! Regarde-moi dans les yeux, et ose me dire que ta mère va ramener Anasteria saine et sauve. Affirme-moi que tu lui fais assez confiance pour mettre la vie d’Anasteria entre ses mains.

 

Ivona n’avait pas besoin de réfléchir pendant des heures. Son cœur lui hurlait “non”, elle ne lui faisait pas confiance. Elle pouvait déjà voir sa mère revenir seule avec un simple haussement d’épaules en guise de réponse. Ivona commença à tourner en rond dans sa chambre, cherchant une solution sous le regard inquiet de Johan. Elle tapotait doucement son menton du bout de ses doigts alors qu’elle réfléchissait à voix haute.

 

— Si une faille est apparue, cela veut sans doute dire que les défenses de l’académie ont arrêté de fonctionner, Anasteria avait raison. Néanmoins, je ne pense pas qu’ils les ont réactivés. Pas tant qu’Anasteria et Laurène ne seront pas revenus.

— Tu es sûre ? demanda Johan.

— Non. C’est purement hypothétique. Mais si c’est le cas, ça veut dire qu’on peut créer notre propre faille pour aller les chercher.

— Alors, allons-y ! Ne perdons pas un seul instant ! On devrait trouver Davos, il voudra nous aider.

— Non, s’exclama Ivona. Je ne fais pas assez confiance à Davos. Je ne pense pas qu’il sera d’une grande aide. Pas après ce qu’il a fait durant le cours.

— Il n’a pas fait exprès, plaida Johan. Tu le sais.

— Peut-être, mais cela veut surtout dire qu’il ne maitrise pas ses pouvoirs. Aller de l’autre côté ne sera pas facile. On va devoir garder la tête froide. Je te fais confiance, je sais que tu as la tête sur les épaules, et que tu maitrises tes pouvoirs. Mais Davos n’arriverait pas.

 

Johan soupira, mais ne pouvait pas vraiment argumenter. Davos n’était jamais calme, et de l’autre côté, cela pouvait avoir de terribles conséquences. Ivona avait raison.

 

— Il va nous en vouloir, murmura-t-il.

— Pas si on ramène Laurène, rétorqua Ivona. Viens, on doit trouver un moyen de passer.

 

 

 

 

 

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