Déa

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— Alors, tu voulais me parler ?

 

Ivona soupira discrètement. Elle se maudissait déjà intérieurement pour avoir voulu s’entretenir avec sa mère. Pourtant, les derniers jours s’étaient écoulés calmement, Voxana la laissait tranquille pour son plus grand bonheur. Mais malgré tout ce qu’elle éprouvait pour elle, Ivona ne pouvait nier qu’elle possédait plus de savoir qu’elle. Et en ce moment, elle avait besoin de conseils, et de réponses. Elle inspira profondément pour se donner du courage, la discussion n’allait pas être agréable, mais elle restait essentielle.

 

— Oui, je voulais parler de toute cette histoire avec vous.

— Oh, la dernière fois tu semblais assez claire sur tes positions, Ivona. Tu m’as bien fait comprendre que tu ne voulais pas parler avec moi.

— Ne me dites pas que vous vous moquez de tout ça. Je m’étonne que vous ne vous opposiez pas à la décision des magistères.

 

Voxana lâcha un petit rire et secoua doucement sa tête.

 

— Penses-tu vraiment que Masilda et Zèfir ne m’ont pas consulté avant ?

— Alors vous êtes d’accord ? demanda Ivona, surprise.

— Non, rétorqua-t-elle. Je préférais que tu finisses correctement tes études, mais quelque chose me dit que tu es bien trop têtue pour rester ici pendant que ton amie part de l’académie. Autant éviter que tu ne t’attires plus d’ennuis.

— Bonne intuition, siffla Ivona. Je me demande de qui je tiens mon entêtement. Surement pas de mon père.

— Ce n’est pas un jeu, Ivona. Tu ne sais pas dans quoi tu t’embarques.

 

Ivona leva les yeux au ciel. Bien sûr, ce n’était pas un jeu, elle en avait conscience. Mais elle ne laisserait pas Johan et Anasteria seuls dans cette aventure. Au-delà de l’affection évidente qu’elle leur portait, elle voulait comprendre le fin mot de toute cette histoire.

 

— Alors, dites-moi, reprit-elle. Dites-moi dans quoi je m’embarque exactement. Vous semblez être bien informée, à commencer par les pouvoirs d’Anasteria. Zèfir nous a avoué que c’est vous qui l’aviez prévenu. Qu’est-ce que vous savez sur les héritiers, et sur elle ?

— Rien de plus que ce que Zèfir vous a dit.

— Arrêtez de mentir, ordonna Ivona. Anasteria m’a raconté votre discussion avec elle, vous saviez pour ses pouvoirs avant de l’avoir vu en action. Vous connaissez le Patriarche ! Comment ? Qu’est-ce que vous cachez ?

— J’ai connu des héritiers avant. Quand j’étudiais à l’académie, on a subi ce genre d’attaque aussi, et lorsque je suis devenue mage, j’en ai côtoyé.

— Alors ils sont plusieurs, elle n’est pas seule ?

 

Voxana croisa ses bras un instant et mit quelques secondes à répondre.

 

— Elle l’est. Elle et Zèfir sont les deux seuls encore en vie à ma connaissance. Depuis quelques années, ils disparaissent. C’est pourquoi Zèfir veut garder un œil sur elle, et l’entraîner.

 

Le cœur d’Ivona se serra à l’idée de ce qu’allait devoir affronter Anasteria. Bien sûr, elle et Johan se doutaient déjà de cette réalité, c’était pourquoi ils allaient la suivre. Mais cela lui semblait tellement injuste.

 

— Pourquoi ? soupira Ivona. Pourquoi ce Patriarche la pourchasse ? Qu’est ce qu’Anasteria a de si important ?

— C’est dans son sang, répondit Voxana dans un haussement d’épaules. Elle ne peut rien faire à part subir. C’est triste, mais c’est comme ça. Elle peut se plaindre à ses parents pour lui avoir transmis ça.

 

Ivona fronça les sourcils en fixant sa mère. Elle cachait quelque chose, elle pouvait le deviner. Après des années à vivre avec elle et la craindre, elle avait appris à décrypter beaucoup de signaux chez elle. Elle repassa rapidement les dernières discussions qu’elle avait eues avec elle, et soudain, ce fut l’évidence même.

 

— Vous connaissez ses parents, souffla-t-elle. Vous connaissez l’héritier qui a transmis ses pouvoirs à Anasteria. C’est pour ça que vous n’avez pas eu besoin de voir en action, lorsque vous l’avez aperçu, vous avez compris qui elle était. Vous connaissez Anasteria bien avant de la voir à l’académie, avec moi.

 

Sa mère soupira, mais son expression changea pour devenir un peu plus sévère. Ivona comprenait qu’elle avait touché juste.

 

— Laisse tomber, Ivona.

— Non, répondit-elle. Vous savez qui sont ses parents, et elle a besoin de le savoir !

 

Elle commença à marcher alors que son cerveau tentait de trouver rapidement des réponses. Sa mère a fait partie de la Triade, avec Lucia Trivaly, et Déa, et ensemble, elles ont parcouru beaucoup de contrées, vu énormément de personnes. C’est évident que sa mère a pu rencontrer des héritiers comme Anasteria durant ces voyages, et parmi eux, se trouvait son ou ses parents. Mais cela ne suffisait pas. Lorsqu’elle a vu Anasteria, sa mère a compris sans un doute qui elle était, peut-être à cause de son nom, ou de son physique. Peut-être qu’elle l’avait rencontré auparavant. Et elle ne pouvait s’empêcher de penser que sa mère avait sans doute été proche de ses parents… Et Ivona ne connait que deux personnes vraiment proches de sa mère. Ses yeux s’écarquillèrent alors qu’elle fixait sa mère.

 

— Lucia… ?

— Laisse tomber, Ivona, répéta sa mère.

— C’est forcément elle ! Anasteria a le même âge que moi, à un mois près ! Et vous et Lucia étiez enceintes en même temps.

— Ivona…

— Vous savez qu’Ana est une héritière, car quand vous l’avez, vous avez vu Lucia au même âge. Et…

— Arrête ça, tout de suite. Tu vas chercher trop loin.

 

Ivona secoua sa tête, persuadée du contraire.

 

— Non, j’ai raison. Et vous ne voulez pas que je m’approche d’elle, car vous voyez dans notre relation la même chose qui s’est passée entre vous et Lucia.

 

Voxana leva un instant les yeux au ciel et soupira longuement, sans doute pour évacuer une quelconque colère. Ivona se préparait presque à une nouvelle gifle, mais elle ne vint jamais.

 

— Lucia était une héritière, oui, répondit Voxana, comme tous les Trivaly. C’est dans leur sang, et ça se transmet depuis Aulus. Mais ils ne sont pas les seuls à posséder ce pouvoir dans ce monde. Oui, j’ai vécu une grande partie de ma vie, avec elle. Et j’ai vu ce dont le Patriarche est capable, et la souffrance qu’endurent les héritiers. Donc oui, j’essaye de te mettre en garde parce que ton amie va passer par beaucoup d’épreuves terribles, et toi et Johan aussi. Et aucun de vous n’est prêt pour ça.

— Si ce n’est pas Lucia alors qui ?

— Ce n’est pas à moi de le dire, rétorqua-t-elle. De ce que j’ai compris, ton amie a une mère. Elle ferait mieux de lui poser des questions si elle veut la vérité. Mais elle ne sera pas jolie à entendre.

— Elle a besoin de savoir, et vous pouvez l’aider.

 

Voxana secoua doucement sa tête.

 

— Vraiment ? Est-ce que tu penses sincèrement qu’elle a besoin de ça en plus ? Réfléchis, elle voit déjà son monde s’effondrer.

 

Ivona fronça les sourcils alors qu’elle étudiait les paroles de sa mère. Elle ne pouvait enlever son intuition. Si la mère d’Anasteria s’avérait être Lucia, cela expliquerait tellement de choses sur le comportement de Voxana. Mais, elle ne veut même pas imaginer le choc que cela provoquerait pour son amie. Tout son monde s’en trouverait retourner, et pour l’instant, ce n’était qu’une intuition. Sa mère n’avait pas confirmé, et elle manquait de preuve pour pouvoir le dire à Anasteria. En attendant, sa mère avait raison, elle ne pouvait pas lui dire. Cela ne ferait que la blesser et la perturber. Mais lorsqu’elle trouvera le bon moment, elle lui parlera de tout ça. Même si ce n’était qu’une hypothèse, elle ne pouvait pas la cacher à son amie.

 

— J’espère sincèrement que tu sais ce que tu fais, en acceptant de devenir aspirante. Rejoindre les chevaliers ne sera pas de tout repos.

— Je sais. Mais rien n’a été de tout repos depuis que je suis arrivée ici.

— C’était ton choix, siffla Voxana. Si tu avais pris tes distances…

— Je ne les abandonnerais pas, rétorqua Ivona.

— Ça, je l’ai bien compris…

— J’ai une dernière question.

— Tu es bien bavarde aujourd’hui, soupira sa mère.

— Savez ce qu’est un ténèbrae ?

 

Voxana fronça les sourcils.

 

— Où as-tu entendu ça ?

— Ryse a dit que la fille qui nous a attaqués de l’autre côté était une ténèbrae, et non une sombremage. Et Zèfir semblait insinuer qu’elle était dangereuse.

— Ryse ?

— C’est le nom de l’esprit d’Anasteria.

 

Une étrange expression passa sur le visage de Voxana qu’Ivona ne parvint pas à déchiffrer. Sa mère réfléchit un instant avant de lâcher d’une voix presque éteinte.

 

— Oui, j’en ai connu certains.

 

Elle marqua une pause. Ses yeux reflétaient une certaine tristesse que sa fille n’avait encore jamais vue jusque là. Voxana laissa échapper un soupir plein de lassitude.

 

— Ils sont rares, autant que les héritiers. Ils utilisent la magie du sang et du vide comme personne. Même moi, j’aime penser qu’aucune magie n’est foncièrement mauvaise. Tu peux accomplir de bonnes choses avec ces écoles, si tu sais ce que tu fais. Mais eux… C’est comme s’ils étaient intrinsèquement maléfiques. Ce n’est pas pour rien qu’ils sont les agents du Patriarche.

 

Ivona devenait de plus en plus perturbée par l’image de sa mère complètement vulnérable par les démons de son passé. Elle se doutait que beaucoup d’épreuves avaient dû la blesser durant sa jeunesse, bien qu’elle ne ressentait pas une once de compassion pour elle. Mais elle demeurait curieuse de savoir ce qui était arrivé, pour l’éviter à son tour.

 

— Qui était le ténèbrae que vous avez connu ?

— Déa, répondit-elle. Ni Lucia ni moi nous nous doutions de cela. On pensait… On pensait qu’elle était notre amie, mais lorsque nous nous sommes rendu compte de qui elle était vraiment, elle avait tué tant de personnes.

— L’incident de Boscan… ? Durant la guerre ? Vous m’avez déjà mentionné quelque chose à ce sujet, mais je pensais que c’était juste un accident.

— C’était peu de temps après ta naissance, expliqua Voxana. Durant les guerres de libération. On s’était battu pour essayer de prendre la ville, mais les combats étaient d’une rare violence. Je fus blessé lors de l’un d’eux, gravement. Et Lucia… Elle a fait confiance aveuglément à Déa, et je ne pouvais pas l’empêcher. Je me trouvais dans un sale état. Déa a utilisé ses pouvoirs de ténèbrae, et elle a sacrifié tout un village pour entraver les renforts méridiens de nous atteindre. Ils ont tous péri dans un brasier de flammes violettes. Lorsque Lucia a appris tout ça, elle a voulu l’arrêter, et la jugeait. Déa s’est retournée contre nous, et on a vu son vrai visage. J’ai toujours su qu’elle était douée, mais cette puissance… Les ténèbrae sont dangereux, Ivona. Sans parler du fait qu’Anasteria et toi, vous devriez vous méfier de tout le monde. Les agents du Patriarche peuvent se cacher partout.

 

— Toujours frapper les premiers, comme dit Carmen.

 

Un discret sourire apparut sur le visage de sa mère.

 

— Parfois, elle a raison, murmura-t-elle. Si tu veux t’engager sur cette voie, c’est ton choix, Ivona. Mais ça sera dur, et douloureux. Et tu devras devenir les yeux et les oreilles d’Anasteria. Tu devras la protéger, probablement de personnes qui seront proches d’elle.

— C’est sans doute déjà le cas…

— Que veux-tu dire ?

— C’est juste une intuition, répondit promptement Ivona. Mais je n’arrive pas à me dire que Davos est innocent dans cette histoire. Après tout, le cauchemar le ciblait lui, pas Anasteria. L’ombre a décidé de nous attaquer, car on l’a sauvé. Et puis, les licheurs… Anasteria nous a sauvés, mais quand elle a utilisé son pouvoir sur Davos, quelque chose a mal tourné. On ne se trouvait pas dans son songe, mais ailleurs.

— Peut-être qu’il n’est pas totalement innocent, mais il ne peut pas avoir réussi sans aide. J’ai comme l’impression que le Patriarche possède plus d’agents qu’on ne le pense ici… Mais je ferais attention à lui. Et toi aussi.

 

Ivona hocha doucement de la tête. Maintenant que son choix était fait, elle n’avait plus qu’à attendre le départ pour la capitale avec Zèfir. Bien sûr, ce n’était pas la fin de leurs ennuis, bien au contraire. Mais si elle le devait, elle deviendrait l’ombre derrière ses deux amis, et celle qui surveille. Si sa famille lui avait appris une chose, c’était celle d’être impitoyable et de frapper la première.

 

 

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